En passant dernièrement sur la place de l’Opéra j’ai entendu un grommellement qui se glissait entre les bruits de la ville. Interloqué, j’ai pensé:
— Tiens, une manif se prépare, à moins que ce soit le tonnerre qui commence à gronder… La météo se sera encore trompée!
Mais en traversant la chaussée, j’ai cru distinguer quelques mots et je me suis approché, l’oreille tendue, de la statue qui trône fièrement au milieu du rond-point. Je ne vous cache pas que j’étais perplexe en me rendant compte que c’était la statue de bronze qui parlait toute seule.
— Pfff! Mais qu’est-ce que je m’ennuie moi ici. Il y a plus de 200 ans que je moisis ici tout seul dans cette urne.
J’ai produit mes premiers battements en février 1741 dans un corps né en Principauté de Liège (la Belgique ne sera créée qu’en 1830). Mon hôte a eu une vie palpitante et avec lui je me suis toujours beaucoup amusé. Il faut dire qu’il a été l’ami de Voltaire et le protégé de Napoléon. Il a aussi été directeur de musique de la reine Marie-Antoinette. Bref, vous l’avez compris, ce n’était pas n’importe qui.
Quant à moi, j’ai toujours été là pour lui. J’ai battu plus fort quand il a rencontré son épouse ainsi qu’à la naissance de leurs trois filles. J’ai souffert avec lui lors des décès de ces dernières alors qu’elles n’avaient même pas vingt ans. Et je n’ai finalement cessé de battre qu’en 1813 quand il s’est retiré à l’ermitage de Montmorency après la mort de Jean-Jacques Rousseau, le précédent locataire .
Pour tout vous dire, il m’a un peu déçu quand il a, dans ses dernières volontés, exprimé le souhait d’être enterré au cimetière du Père Lachaise mais que son cœur soit rapatrié à Liège.
Avant on rigolait avec les autres organes: estomac, foie, rein, rate,…on échangeait comme les bons copains que nous étions devenus au fil du temps, j’aurais tellement aimé continuer à vivre “en corps”*. On a eu de bons et de moins bons moments mais nous faisions front, ensemble. Et puis on nous a séparés… A dire vrai, c’est seulement moi qu’on a séparé des autres. Subitement j’ai été loin des yeux et eux loin du cœur …
Oh, je ne me plains quand même pas trop parce que j’ai été placé dans une jolie urne et la niche où on l’a posée est grillagée. Je peux donc ressentir, en permanence, la vie de l’Opéra de Wallonie. En fonction de l’origine du vent, je peux même entendre parfois quelques notes de musique s’échapper par les fenêtres.
Mais la plupart du temps c’est surtout le bruit de la circulation automobile qui m’empêche de me reposer. Qu’est-ce qu’il y a comme trafic autour de la place! Et les coups de klaxon à longueur de journée et parfois même de nuit! Parfois la tête me tourne et j’en ai mal au cœur, je veux dire vraiment mal au cœur !
Et voilà maintenant que la ville fait des travaux pour installer un tram! Je sens que je vais encore trembler sous les vibrations des engins de chantier et peut-être même avoir certains jours le cœur au bord des lèvres…enfin vous m’avez compris.
Pourtant le jour où il a composé “Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille“, j’aurais dû me douter du sale tour qu’il me jouerait en me faisant rapatrier, seul.
Où peut-on être mieux, où peut-on être mieux
Qu’au sein de sa famille ?
Tout est content,
Tout est content,
Le cœur, les yeux.
Le cœur, les yeux.
Tu parles! Je ne les ai même plus les yeux pour pleurer je suis seul et je me demande pour combien de temps encore…
Bon, je vous laisse, j’entends les répétitions à l’Opéra, au moins ce soir je pourrai m’endormir en musique en rêvant du passé .
*: j’ai emprunté l’expression “En corps” à Cédric Klapish. Il s’agit du titre de son dernier film qui sortira en mars prochain .