Pique-nique automnal

par Donald Bilodeau

 

En ce début d’après-midi, près de l’étang du parc La Fontaine, une nappe aux motifs de damiers carmin habille un tout petit bout de pelouse. Au centre de celle-ci, un gros panier en osier y trône fièrement, laissant entrevoir une doublure de coton protégeant ce qui semble être un véritable festin de roi. Une bouteille de vin rosé Carrelot des Amants est au frais dans une petite glacière et tout près d’elle, déposées côte à côte, deux coupes en plastique, n’en étant pas moins raffinées pour autant, attendent patiemment l’instant fatidique, ne demandant qu’à être remplies, désirant sans l’ombre d’un doute trinquer au bonheur, aux retrouvailles. Çà et là dans les arbres, écureuils et oiseaux divers observent avec intérêt cet intriguant pique-nique qui pourrait s’avérer être, pour eux, plus alléchant qu’un gigantesque trésor. D’autant plus que dans les semaines à venir, ils savent très bien qu’il leur faudra sérieusement penser à faire des provisions en prévision de l’hiver à venir. L’occasion ici est donc en or.

 

Le cœur de Marco, printanier et rempli d’espoir, contraste avec cet octobre naissant. Pourtant, ce bel automne, qui s’avère chaud et ensoleillé, sait bien redonner ses lettres de noblesse à cette période où l’équinoxe vient tout juste de passer, notamment grâce à la beauté de la nature ainsi qu’à sa magnifique palette de couleurs. Dame Nature dans toute sa splendeur, à l’œuvre, comme toujours. À preuve, tous ces arbres du parc La Fontaine, certains flavescents comme les blés, d’autres orangés comme le sable d’Afrique ou encore rouges comme le Beaujolais nouveau et qui provoquent chez les passants plus d’un frisson d’émerveillement et d’étonnement. D’ailleurs, ils sont nombreux, ces Montréalais, à profiter des derniers beaux jours de l’année, avant la venue des pluies froides de novembre et des vents glacés de décembre, accompagnés très souvent d’un lot de surprises météorologiques de tout genre. Mais Marco ne regarde pas ces gens, pas plus qu’il ne remarque les oiseaux ou les écureuils. Non. Il est assis sur la nappe et il attend, il attend, il attend.

 

Le cœur de Marco tambourine dans sa poitrine. Parce qu’il attend Julie, à qui il a donné rendez-vous en ce jour. Julie qu’il avait jadis tant aimée et qu’il aime encore autant, mais qui, voilà deux ans, avait mis les voiles vers une autre destination, une autre existence. Sans tambour, ni trompette. Telle une amante amphigourique, sans doute même malheureuse, mais sans réellement savoir pourquoi. Sans en connaître les raisons ni les facteurs. Fidèle et confiant, Marco l’avait attendue pendant des jours, des semaines, des mois, sans ne jamais cesser de croire en cet amour. Sans ne jamais perdre la foi, sans ne jamais accepter de voir s’éteindre la flamme. Toutefois, il doit bien l’admettre, la pause fut longue. Très longue. Trop longue. Jusqu’à ce samedi du week-end dernier où la belle a enfin effectué son retour. Par téléphone, comme si de rien n’était, comme si elle était partie la veille pour rendre visite à une copine et qu’elle revenait à la maison le lendemain. Tout bonnement, sans autre explication à donner. À la fois heureux et prudent, mais aussi un brin méfiant, Marco tenait absolument à revoir Julie, c’était indiscutable. Néanmoins il préférait que cela se déroule ailleurs qu’à la maison, en terrain neutre. Par exemple, dans un parc. Et pourquoi ne pas la convier à un pique-nique, au parc La Fontaine, leur lieu commun préféré de Montréal ? Mais oui, quelle bonne idée ! De toute évidence, Marco visa dans le mille puisque Julie accepta la proposition et promit d’être là à treize heures pile.

 

Le cœur de Marco angoisse, se décourage. Le temps passe et Julie n’arrive pas. Deux nuages défilent. Quatorze heures… Quinze heures… Tic-tac, tic-tac, tic-tac… Les aiguilles de sa montre le taquinent, l’agacent, le désespèrent. Couchées sur la nappe, les deux coupes de vin s’ennuient et la bouteille de rosé, embuée, déposée dans cette glacière devenue soudainement trop grande, semble insensée, inutile. Les écureuils s’en vont, les oiseaux s’envolent, il n’y a plus que les fourmis curieuses qui tentent leur chance en s’approchant du panier en osier. Et ces guêpes, maudites et vilaines, attirées par les odeurs qui se mélangent. Mais Marco ne les aperçoit pas. Ses pensées vont et viennent et s’affolent. Ce que l’on craint arrive plus facilement que ce qu’on espère, certes, mais que fait donc Julie ? Qu’est-ce qui peut bien la retarder ainsi ? Comme si les deux dernières années n’avaient pas été assez longues et pénibles pour lui, pourquoi fallait-il maintenant que le destin en rajoute une couche ? Une simple petite minute lui semblait désormais une éternité. Allait-il devoir engager un mouchard fourbe et véreux, ou pire encore un sycophante, afin de découvrir la vérité ? Marco a tout à coup l’étrange impression de jouer dans un mauvais film, d’être la vedette d’une histoire ridicule et sans fin logique.

 

Le cœur de Marco le sait bien, elle ne viendra pas. Les seize heures qui viennent d’arriver emportent avec elles ses derniers rêves. Comme le vent qui se lève brusquement et qui emporte au loin les feuilles mortes. Il n’a pas su ignorer les dangers où l’homme est souvent un otage. Comme s’il n’avait pas encore appris la leçon.

 

En cette fin d’après-midi où la température commence à se faire plus fraîche, une nappe aux motifs de damiers carmin, un peu chiffonnée, est à nettoyer et à plier. Le contenu du gros panier en osier, devenu nidoreux à force d’attendre des heures sous les chauds rayons de Galarneau, est à jeter. Et le Carrelot des Amants, attristé de n’avoir jamais aussi mal porté son nom, se désole pour deux coupes abandonnées. La lumière diminue d’intensité, le soir s’en vient sous peu, comme la noirceur dans le cœur de Marco. Mais l’espoir, tenace, sait renaître de ses cendres : « Le week-end prochain, peut-être… Oui, c’est ça, elle reviendra sûrement le week-end prochain ! ».