J’étais ce qu’on appelle un bon vivant. J’étais connu comme le loup blanc dans mon petit village des Ardennes belges. A Hotton, j’étais de toutes les fêtes, toutes les réjouissances quelles qu’elles soient. Comme j’étais plutôt beau garçon, les filles se battaient pour tournoyer dans mes bras au bal du village. J’étais heureux, insouciant et libre.
Un jour, alors que je me baladais à proximité de la place du Chat, je vis débouler un camion à toute vitesse. Nous ne pûmes nous éviter, ni l’un ni l’autre. J’appris plus tard que ses freins avaient cédé et que le conducteur n’était que légèrement blessé. Quant à moi, il paraît qu’on me ramassa littéralement à la petite cuiller. J’étais heureusement inconscient et mon esprit se trouvait dans un état semi-comateux, ouaté et ma foi pas désagréable.
La suite l’est moins puisqu’il fallut m’amputer des deux jambes: je devins alors cul-de-jatte ou, comme disent les latinistes un anapode (de ana et pode bien sûr).
Les experts de l’assurance mirent en évidence que non seulement les freins avaient lâché mais aussi que les roues du camion avaient glissé dans une espèce de bretzel liquide géant répandu sur la chaussée! La responsable était bien connue, c’était un ersatz de pâtissière alsacienne installée dans la région depuis longtemps. Ses ratages culinaires étaient connus et on ne passait jamais devant sa maison sans craindre de la voir ouvrir la porte pour balancer rageusement son dernier exploit sur la route!
Oserai-je dire que ça me faisait une belle jambe que les médecins considèrent que j’étais un miraculé? Plus de bals, de filles, d’insouciance. Heureusement que j’étais d’un naturel optimiste et que, trouvant plus de pitié que de plaisir à Hotton, j’avais décidé de prendre le large en m’offrant un véhicule adapté. Changer d’air et enfin découvrir le monde, c’était ça mon nouveau but. Oh ça ne s’était pas fait en un jour mais un matin je m’étais éveillé en pensant qu’il y avait un temps pour pleurer et un temps pour vivre. C’est celui-là qui m’intéressait maintenant.
De mes voyages, je fis des livres illustrés par mes photos personnelles. J’y racontais mes aventures et je gagnais plutôt bien ma vie tout en m’amusant. J’avais l’impression d’enfin vivre pleinement.
Je me souviens encore de l’air ébahi de mon premier éditeur me demandant quel était le pseudonyme que j’avais choisi.
Pensant à ma nouvelle vie depuis l’accident et à mon village, je suggérais très vite “anapode d’Hotton”. Il comprit “Anapodoton”, resta perplexe mais accepta ma lubie, il en avait vu d’autres… 😉