J’adorais m’éclipser au moment où les adultes parlaient entre eux, quand le repas de midi avait été plantureux et que le vin avait coulé à flots. En général ils en étaient au digestif et le ton montait fortement. C’était le bon moment !
Mes parents n’aimaient pas trop que je monte seul au grenier. Je ne sais pas trop ce qu’ils redoutaient. Que je me blesse en escaladant l’échelle bancale qui y menait ? que je trouve des choses qui y avaient été cachées par des parents ou grands ou arrières-grands ? Je l’ignore mais moi ça m’amusait. On y trouvait tellement de choses insolites.
C’est là que j’aimais lire, étendu sur un vieux matelas poussiéreux. Mon esprit pouvait vagabonder à loisir et j’étais transporté dans des contrées imaginaires. J’étais bien.
Si par chance, l’après-midi était ensoleillé, la lumière qui traversait l’ancienne tabatière nichée dans le toit formait sur le sol poudreux des ombres qui grandissaient et se mouvaient au fil du temps. Comme les objets casés au grenier étaient des plus hétéroclites, les ombres prenaient tour à tour des allures de personnages ou d’animaux sympathiques, étranges ou carrément effrayants. J’étais déjà atteint de paréidolie, faculté qui n’allait jamais me quitter au cours de ma vie pour mon plus grand amusement.
Ce samedi-là, j’étais confortablement allongé en train de frotter mon nez qui chatouillait et je regardais danser la poussière dans les rais de lumière. Brusquement j’ai eu envie de me lever, de disperser les grains qui tourbillonnaient et de jouer avec les ombres qui m’entouraient. Je prenais des poses, faisais des ombres chinoises avec les mains, les doigts, les pieds,… (J’ai essayé aussi avec les doigts des pieds mais c’était trop dur).
Soudain je vis une chose étrange. On aurait dit un ancien mouchoir de dentelle mais à mon grand étonnement cette chose semblait danser de ci de là mais elle ne produisait aucune ombre sur le sol ! Je n’en croyais pas mes yeux. Comment une telle chose était-elle possible ?
Sa petite voix me dit :
« Tu sembles bien perplexe mon ami. Quelque chose te chiffonne peut-être ? »
« Euh…vous êtes qui vous ? Et pourquoi vous ne formez pas d’ombre sur le sol ? Va falloir vous expliquer mon ami ! Ici c’est mon refuge et vous ne me semblez pas très normal. »
La chose me répondit avec un grand sourire (ben oui il avait une sorte de visage, vous ne me croyez quand même pas assez bête pour parler à un simple mouchoir, fut-il en dentelle de Bruges !) :
« Si je comprends bien on ne t’a jamais appris que les fantômes n’avaient pas d’ombre. C’est dingue quand même, c’est à se demander ce qu’on vous apprend à l’école de nos jours ».
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance d’un nouvel ami, étrange mais sympa. On a bien rigolé tous les deux pendant quelques années. Je m’échappais d’autant plus souvent pour grimper au grenier que je savais l’y trouver.
Un jour mon père m’entendit parler et me demanda si je me sentais bien pour soliloquer ainsi dans la poussière, entouré de vieilleries.
Je crois qu’il lui a fait peur car je n’ai plus revu mon petit fantôme par la suite. J’étais désormais seul à jouer avec les ombres du grenier mais ça ne m’amusait plus autant et je montais de plus en plus rarement. Jusqu’au jour où je ne suis plus monté du tout.
Les années ont passé et il a fallu que je vende la maison quand mes parents ont disparu. L’agent immobilier m’avait conseillé d’éliminer tout ce qui encombrait les pièces avant les visites des acheteurs potentiels.
J’ai une dernière fois emprunté l’échelle du grenier pour trier ce qui s’y trouvait. A un moment j’ai vu mon ombre projetée sur le sol et j’ai esquissé quelques pas, pour le plaisir de danser une fois encore avec elle dans cet endroit si plein de souvenirs heureux. C’est à cet instant que j’ai entendu comme un soupir derrière moi, suivi d’un éclat de rire venu d’une vieille dentelle.
« Je savais bien qu’on se reverrait un jour. Je me demande si tu as percé le mystère de mon absence d’ombre maintenant que tu es adulte ».
Ce fut notre ultime rencontre et je n’ai toujours pas la réponse à sa question.
Bien sûr je ne m’attends pas à ce que vous croyiez cette histoire. La question serait plutôt : est-ce que j’y crois, moi ?