Esdragon
Dès sa naissance, sa maman avait directement su qu’il ne ressemblerait jamais à ses autres enfants. Quand l’œuf avait éclos et qu’elle s’était précipitée pour renifler son nouveau-né avec son vieux nez à elle qui en avait senti bien d’autres, elle avait fait une vilaine grimace.
Ce bébé-là sentait la verdure ! En secret elle décida de le baptiser Esdragon mais n’en dit rien aux autres mamans de la communauté. Pour cacher cette particularité, elle enveloppa Esdragon et s’en alla bien vite le rouler dans les marécages afin qu’il dégage, comme les autres une odeur moins fraîche, plus nauséabonde, en un mot méphitique.
En plus d’avoir une odeur différente, on ne comprenait jamais rien de ce qu’il disait. Il susurrait des sons et tous tendaient l’oreille sans savoir si c’étaient des sons suaves ou si ses récits s’inspiraient des sagas sataniques islandaises mais il semblait souffler dès qu’il ouvrait la gueule. Tsssssss !
Bref Esdragon s’était, dès sa plus tendre enfance, retrouvé au ban du régiment des dragons. Pauvre de lui…
Il était par la force des choses devenu très solitaire et un jour qu’il errait sans but il vit un drôle d’animal errer dans la forêt.
On aurait dit un bison mais à l’école des dragons le maître avait dit qu’ils avaient disparu de la surface de la terre. Il s’approcha un peu plus, sortit de sous son aile le téléphone portable offert par sa maman pour lui faire un peu oublier son isolement, le prit en photo, lança la recherche sur Gougueulededragon et lut « buffle d’Afrique ».
L’animal avait l’air placide et, en s’approchant, Esdragon vit sur son épaule un petit être minuscule joliment étendu au soleil. Sa maman lui disait tellement souvent qu’il rêvait de coquecigrues qu’ il se frotta les yeux avant d’oser parler.
- Ssssalut ! T’es qui toi ?
- Moi, répondit la créature, on m’appelle libellule mais certains disent aussi dragonfly, j’aime bien ce nom.
- Ççççça c’est drôle ! Moi je m’appelle Esdragon. Je me demande si nous sommes parents.
Libellule, l’air moqueur, regarda Esdragon et lui dit qu’elle serait fort étonnée si c’était le cas tant leurs différences étaient nombreuses.
- Regarde comme mes ailes sont gracieuses et d’une finesse incroyable. Le soleil leur donne de magnifiques reflets irisés. Tandis que les tiennes sont moches, épaisses et caoutchouteuses.
Malgré tout, un courant de sympathie circula rapidement entre eux et ils commencèrent à se balader ensemble dans la forêt. C’était un drôle d’équipage qu’Esdragon et Dragonfly qui rigolaient en se tapant sur le ventre.
La libellule, un peu paresseuse, profitait de la grande taille de son ami pour lui demander de la nourrir sans qu’elle ait à bouger une aile. On voyait ainsi, à longueur de journée, Esdragon fouiller les buissons à la recherche de mouches, sauterelles, fourmis ailées, … pour satisfaire la gourmandise de son amie.
Jusqu’au jour où un étrange animal sauta brusquement sur un nid de mouches que s’apprêtait à emporter notre ami dragon ! Esdragon ne l’avait pas vu, à croire qu’il s’était camouflé dans le feuillage. Imperturbable, Léon le camé, car c’était de lui qu’il s’agissait, continuait à avancer placidement en marmonnant dans les replis de sa peau qui avait l’air bien trop large pour son corps comme s’il s’était trompé de taille au magasin de peau.
Ne comprenant pas un mot du baragouin de l’animal mais fort en colère de s’être vu ainsi dépouillé du repas réservé à son amie, Esdragon sans réfléchir mit une patte sur le caméléon et sproutch ! l’écrasa sans sommation.
Esdragon se tenait à ce moment dans la posture de Saint-Georges terrassant son grand-père ! La fierté se lisait dans ses grands yeux verts. Pour la première fois de sa vie, il se sentait enfin utile à quelqu’un. Dragonfly, qui savait que le caméléon aurait aussi pu la gober comme une mouche voua à Esdragon une reconnaissance infinie jusqu’à la fin de ses jours.
Ils vécurent longtemps heureux ensemble même s’ils n’eurent bien sûr jamais d’enfants.